RAYMOND

Jean-marie et Raymond se promenant sur une route de Geispolsheim, Alsace en 1943
Raymond et Jean-Marie en 1943, lors d'un retour en Alsace de Raymond.

Entretien avec Jean Marie

Jean-Marie est le premier enfant de Maria et Raymond. Né en 1942, il est le petit garçon dont Raymond parle dans son récit.

Est-ce que votre père vous parlait de la période 1939-1945 quand vous viviez à la maison ?

Non, il ne nous parlait pratiquement jamais directement de cette période. Nous en prenions connaissance indirectement lors des réunions familiales ou lors de très rares réunions avec ses amis.

 

Est-ce que votre mère vous parlait de cette période ?

Très rarement, uniquement au travers de quelques anecdotes.

 

Est-ce que vos grands-parents vous parlaient de la période 1939-1945 ?

Non. Par contre, ils tenaient un restaurant à Geispolsheim-Gare et ce restaurant était une source importante de récits concernant les faits de guerre ou de collaboration dans le village. C’est surtout au Stammtish (tablée autour de laquelle les hommes se réunissaient en fin de journée pour partager une bière), que les hommes, pratiquement tous anciens Malgré Nous, partageaient ces récits. Moi, petit garçon, je circulais entre les tables et entendais alors leurs histoires.

 

Pensez-vous que cette période ait impacté votre père ?

Je pense que mon père a été très sévèrement impacté par cette période. Elevé dans une famille francophone surtout par sa mère, il a été surpris et choqué par la défaite de 1940. Par la suite, il s’est laissé entrainé sans sérieuse réaction de résistance par le conflit. Il a pris ses décisions, en priorité, pour sauvegarder sa vie et celle de sa famille. Toute la trajectoire de son existence a été perturbé par cet événement.

 

Pensez-vous que cette période ait impacté votre vie ?

Je ne peux pas dire que cette période ait impacté directement ma vie.
Indirectement, et au travers de ce que j’entendais durant mon enfance, l’image de la France avait pris un sérieux coup à la sortie de la Seconde Guerre Mondiale. Il y a eu beaucoup de désillusions durant cette période. Nous ne pouvions plus nous fier à elle.
D’abord, l’évacuation en 1939 de milliers de personnes dans le centre de la France avait été un choc terrible pour les Alsaciens. Ils avaient constaté que les conditions de vie en France étaient en réalité bien inférieures à celles dans leurs villages d’Alsace. Puis, peu après la Seconde Guerre mondiale, la reddition de Dien Bien Phu, au Vietnam, a une nouvelle fois ternie l’image de l’armée Française. A l’époque j’entendais couramment au restaurant que si on avait envoyé des divisions SS, cette défaite ne serait jamais arrivée. L’Allemagne reflétait une image de fierté et de crainte dans mon esprit.

 

Quand et comment avez-vous réalisé que l’histoire de l’Alsace différait de l’histoire nationale ?

On était assis entre deux chaises : avec l’image de la France contestée et l’image de l’Allemagne équivoque. On se raccrochait à la belle image idéalisée de l’Alsace : une terre de paix dirigée par des habitants compétents et sérieux ; un pays de cocagne riche où l’on fêtait et l’on mangeait bien.
Je vous rappelle que je n’ai pas parlé français avant l’âge de 6 ans, quand j’ai commencé l’école. Nous ne parlions qu’alsacien, tout le monde dans mon entourage ne parlait qu’alsacien. Le basculement de langue s’est fait au travers de l’école où l’alsacien était interdit et le français obligatoire. C’était un peu désorientant en tant qu’enfant.
Je me souviens aussi que mon grand-père qui tenait le restaurant à Geispolsheim-Gare, n’écoutait que la radio allemande. Il n’a jamais appris le français. Il était né en 1891. Il a grandi et a été éduqué dans la culture allemande (attention bien faire la différence avec la culture nazie, ce n’est pas la même chose). Il en est resté imprégné toute sa vie. Il ne s’intéressait pas et ne connaissait rien à la politique française.
Pour mon autre grand-père, Charles, qui était enseignant, ce n’est que beaucoup plus tard que je me suis rendu compte à quel point les deux administrations allemande et française l’ont mal traité. C’est incroyable de demander à un enseignant de changer de langue et de programme du jour au lendemain. Il a suivi des programmes de « reconversion » par deux fois et a changé trois fois de langue d’enseignement. Ce qui m’avait marqué chez lui, c’est que pour un enseignant, il ne lisait pas de livre et ni même les grands auteurs classiques français. Ce grand-père ne lisait que les Dernières Nouvelles d’Alsace, la version française car sa femme, la mère de Raymond, était francophile. Elle avait été éduquée dans une école française de Lunéville, avant 1914 et avait gardé un sentiment de supériorité sur la culture germanique.

 

Avez-vous une ou deux anecdotes à nous raconter en relation avec cette période ?

Le 14 juillet 1941 :
Mon grand-père tenait au centre du village un très grand restaurant qui était le lieu de rencontre privilégié des habitants de Geispolsheim Gare. C’était un bâtiment cossu avec de très grandes baies vitrées, protégées la nuit par des énormes volets roulants.
Il était traditionnellement très fréquenté les soirées d’été.
Ce soir du premier 14 juillet après l’annexion, fête nationale française, la foule traditionnelle s’y était rassemblée pour passer une belle soirée amicale, sans aucune connotation politique. Le corps des volontaires des sapeurs-pompiers avait effectué des manœuvres sur sa base, et terminait la soirée en se désaltérant dans les locaux du restaurant. Ils étaient une quinzaine de pompiers, tous âgés d’une trentaine d’année. Ce corps était principalement constitué d’ouvriers sous l’autorité d’un agent de maitrise. Ils travaillaient dans les ateliers de la SNCF à Bischheim ou à la grande usine SACM d’Illkirch Graffenstaden. Des lieux plutôt favorables à la propagande communiste qu’au national socialiste d’Hitler. L’union faisant la force et l’alcool ingurgité diluant la prudence, ces joyeux compagnons entonnèrent à pleins poumons la Marseillaise. Comme toutes les belles soirées d’été les baies vitrées étaient grandes ouvertes, permettant une diffusion aux alentours du chant patriotique français.
Sous l’occupation nazi, mon grand-père risquait très gros en cas de dénonciation, avec un internement au camp de redressement de Schirmeck et une suspension de son activité.
Devant l’ampleur de la situation il eut la présence d’esprit de réagir immédiatement en fermant les lourds volets roulants, coupant le courant électrique pour plonger la salle dans l’obscurité et obligeant les protagonistes à quitter les lieux.
Il n’y eut aucune conséquence à cette soirée festive, aucune plainte de collabos n’ayant été déposée à l’encontre de son restaurant.

 

Libération des lieux par les armées Alliés fin 1944
La salle attenante au restaurant de mon grand-père était mon lieu de résidence en l’absence de mon père, enrôlé comme Malgré-Nous dans la Wehrmacht. Elle fut réquisitionnée par l’Armée Américaine pour y cantonner une trentaine de soldats. N’oublions pas que l’hiver 1944 fut particulièrement rude. Pour un enfant de 3 ans il se passait des choses inhabituelles dans ce lieu :

 

  • Première rencontre avec une personne de couleur
    Ces nouveaux arrivants étaient une attraction intéressante pour un enfant de mon âge et j’étais moi-même chéri par ces jeunes soldats à qui je rappelais frères, sœurs et enfants laissés dans leur pays natal. Tout cela pour dire que j’étais gâté tous les jours avec des bonbons, chocolats, chewing-gums. Bien qu’aucun échange oral ne fût possible, personne à l’époque ne parlait anglais, une relation amicale se tissa grâce à ces cadeaux.
    La situation se compliqua quand un jour ce fut un noir américain qui me tendit une friandise. J’étais interloqué je n’avais jamais vu un homme de couleur ce qui me bloqua et rendit ma préhension aléatoire. Après avoir saisi la sucrerie en touchant sa main, j’étais persuadé que ma main elle aussi allait se colorer et je courus me réfugier dans les bras de mon grand-père. Ce fut la risée générale.
  • Les troupes françaises
    Le souvenir des troupes françaises n’était pas très glorieux après leur comportement dans la région pendant la drôle de guerre de 1939 / 1940 et leur débandade après l’attaque allemande de 1940. Malgré le coup d’éclat de la 2° DB du général Leclerc pour la libération de Strasbourg le 23 novembre 1944, les gens ont vu défiler dans le village des troupes coloniales françaises bariolées, mal équipées et des troupes américaines. Ce qui ne provoqua pas la meilleure impression.
  • L’incident du char d’assaut au début 1945
    Comme indiqué, une escouade de soldats américains cantonnait dans la salle du restaurant de mon grand-père pendant cet hiver très froid. De temps en temps des chars d’assaut Sherman, restaient stationnés le long de la façade du restaurant, moteurs allumés pour éviter le démarrage par basse température. Un matin de cette période froide, sans doute un conducteur novice embraya une marche arrière inattendue ; le lourd engin vint percuter la façade dans un bruit d’enfer avec une vibration de tremblement de terre. Sans percer le mur, il créa une grande fissure toujours visible aujourd’hui bien que rebouchée. Inutile de vous décrire l’état de mon grand-père qui ravala une colère froide mémorable, ponctuée de jurons alsaciens de haut vol. N’étant pas suicidaire il se garda bien de les exprimer devant ses hôtes imposés.
  • La leçon du drapeau
    Je devais avoir 15 ans quand un jour mon grand-père me demanda de monter avec lui dans l’énorme grenier au-dessus du restaurant pour l’aider à effectuer un rangement. Nous sommes en 1958, la guerre devient un lointain souvenir. Quel ne fut pas ma surprise de trouver un drapeau nazi rangé à côté du drapeau français. Je savais qu’il n’était absolument pas nazi ni d’ailleurs particulièrement attaché à la France dont il ne parlait pas un mot de cette langue. Je lui posais la question gentiment sur la présence de ces deux oriflammes dans son grenier et la réponse resta à jamais gravée dans ma mémoire : La question n’est pas d’avoir différents drapeaux en réserve, la difficulté est de les sortir et les ranger au bon moment. Quelle réponse pleine de bon sens qu’il était en tant qu’Alsacien.
    Il faut savoir que Geispolsheim Gare était une annexe du village de Geispolsheim et qu’en dehors de l’église et de l’école, le restaurant du grand père était en quelque sorte le bâtiment le plus imposant. Donc le drapeau flottant à son fronton était important pour la communauté.

 

Que représente la sortie de ce livre pour vous ?

C’est pour moi un témoignage de l’histoire tragique de notre province qui restera pour les générations futures.

 

Entretien et questions

Entretien avec Christine

Christine est le troisième enfant de Maria et Raymond. Elle est née en 1952, soit dix ans après Jean-Marie. Par sa différence d’âge et son expérience personnelle, elle porte un

Lire la suite »
Entretien et questions

Entretien avec Bernard Ulsemer

Bernard Ulsemer dirige I.D. Edition, la maison d’édition qui publie le livre Raymond, 1939: mon grand-père alsacien avait 20 ans.  Depuis combien de temps êtes-vous dans l’édition ? Quel est

Lire la suite »