RAYMOND

Mr. Morgen

Entretien avec M. Morgen (1/6)

Je souhaite vous proposer ces prochaines semaines, une série d’articles issue d’un échange avec Mr. Daniel Morgen, spécialiste de la Umschulung. Je me suis appuyé sur ses travaux pour rédiger mes notes historiques qui couvrent toute la période du recyclage et du déplacement professionnel de Raymond à Heidelberg et en Forêt Noire. A ce titre, je souligne que j’ai mal épelé le nom de Mr. MORGEN dans les bas de page # 93 et 98, à la page 82 du livre de Raymond.

 

Je tiens également à remercier Mr. Morgen qui a non seulement répondu à mes questions mais a surtout pris le temps de développer chacunes d’entre elles. C’est donc un entretien d’une qualité exceptionnelle sur son parcours, ses méthodes et sa recherche que j’ai la chance de vous partager dans ces prochains articles.

 

Je publierais cet entretien en plusieurs morceaux…restez donc connecté au site. Au travers des réponses de Mr. Morgen, vous allez découvrir toute une facette souvent oubliée de l’annexion de l’Alsace au III Reich qui concernait l’éducation des jeunes alsaciens.

 

 

–    Qu’est-ce qui vous a motivé à reprendre des études en histoire alors que vous aviez déjà fait une belle carrière dans l’enseignement et l’éducation ? Comment êtes-vous arrivé à étudier la question de la Umschulung ?

 

La retraite est un moment d’incertitudes. Après des activités professionnelles denses et prenantes et un métier accaparant, on ne passe pas facilement de la surcharge d’obligations à leur absence. On ne passe pas non plus d’un extrême à l’autre. Une forme de transition consiste à conserver des occupations orientées vers l’extérieur et impliquant un champ intellectuel.

 

Au moment de la retraite, en septembre 2004, je ne savais pas encore quelles allaient être ces activités. Tout d’abord, je me suis tout naturellement porté vers une des composantes de ma vie professionnelle dans sa dernière partie : les langues, la question des langues et du bilinguisme en Alsace. Mais il est arrivé aussi fin 2004 un fait inattendu, la sollicitation d’un collègue de la Pädagogische Hochschule (P.H) de Karlsruhe, l’École Supérieure de Pédagogie. Gerald Schlemminger, avec qui j’avais souvent organisé des échanges et des stages d’étudiants de nos institutions respectives, la PH de Karlsruhe, l’IUFM d’Alsace et son Centre de formation bilingue à Guebwiller, a pris contact avec moi.

 

La Pädagogische Hochschule (P.H), disait-il, allait fêter le centième anniversaire du prestigieux bâtiment qu’elle occupait depuis 1905 dans son Campus Bismarckstraße 10. À cette occasion, l’École s’est donné pour projet de rappeler toutes les formations qui s’y étaient déroulées et les publics accueillis. Selon la mémoire historique de l’établissement, celui avait accueilli de nombreux enseignants alsaciens en Umschulung durant la Seconde Guerre mondiale, surtout entre 1940 et 1942 puisque, à en croire l’observation de Marie- Joseph Bopp, lui-même en stage dans l’établissement universitaire entre le 7 novembre et le 13 décembre 1941,

 

« plus de quatre cents jeunes Alsaciens et Alsaciennes fréquentent [en ce moment] la Hochschule für Lehrerbildung […] et, chaque semaine, il y a de nouvelles arrivées 1»

 

Dans le cadre de l’alignement politique (Gleichschaltung) de l’Alsace sur les Länder allemands et en particulier sur le Gau de Bade, l’administration civile nazie ne laissait aux enseignants alsaciens de la Troisième République qu’un choix impossible entre la Umschulung, la reconversion professionnelle et le licenciement, entre l’adhésion idéologique et le camp de travail, entre la simulation et la sanction. Du coup, la Umschulung s’impose comme une évidence à Gerald Schlemminger, directeur du Département de français. Au cours de notre entretien téléphonique, il m’explique son projet:

 

« J’ai une étudiante de niveau Bachelor. Elle termine sa formation et devra la faire valider par un mémoire, un travail personnel comportant une problématique de recherche. J’ai pensé à la Umschulung que des enseignants alsaciens ont suivie en 1940 à notre Hochschule für Lehrerbilung, l’autre nom de la P.H. Connais-tu des enseignants, des enseignantes qui étaient dans ce cas au début de l’annexion de l’Alsace ? Peux-tu la mettre en relation avec eux ?

 

–  Oui, Gérald, je vais m’en occuper avec plaisir. Ça m’intéresse. Dis-lui de prendre contact avec moi. Indique-lui mon adresse mail et mon numéro de téléphone ». 

 

C’est ainsi que Meryem Bolatoglu, étudiante française et originaire de la région parisienne, qui avait fait le choix de poursuivre ses études à Karlsruhe, prend contact avec moi. Je la rencontre une première fois à Strasbourg. Un de mes collègues et amis, Charles Kopp, lui-même inspecteur à Colmar et lui aussi originaire de Strasbourg, nous avait plusieurs fois parlé de sa guerre. Né en 1923, il avait réussi le concours d’entrée à l’école normale de Strasbourg en 1939 et suivi la première année de formation à Périgueux, où l’EN avait été repliée en septembre 1939. Son père était mobilisé, sa mère évacuée elle aussi en Dordogne. Revenu en Alsace à l’été 40 avec ses parents, il a fait partie de ces élèves instituteurs eux aussi impliqués dans la Umschulung. La Zivilverwaltung im Elsass, l’administration allemande, avait organisé pour ces jeunes gens et jeunes filles un cursus spécifique (Sonderkurs) à la Hochschule für Lehrerbildung, qui est décrit dans le livre paru en 2008 sous les signatures de Meryem, Gérald et moi 2. En 1940/41, Charles termine à Strasbourg sa préparation à la formation pédagogique. L’année d’après, il passe un an à Karlsruhe pour la préparation de l’examen de capacité allemand adapté au sein du Sonderkurs III, composé d’une centaine de jeunes gens et jeunes filles, qui est la troisième réplique d’un cursus spécifique commencé en 1940/1941.

 

C’est lui qui va nous mettre en relation avec l’Amicale des anciens du Sonderkurs. Au cours des années 2005 et 2006, Meryem enregistre des entretiens avec six représentants de cette amicale, dont le président Marcel Peter, René Waller et son épouse Alice et bien entendu avec Charles Kopp. Pour lui faciliter les déplacements, je lui propose de la véhiculer dans mon véhicule depuis Colmar ou la gare de Breisach. Elle rencontre aussi à Strasbourg Eugène Philipps, ancien de la Umschulung et auteur très connu de publications sur la situation historique, politique et linguistique de l’Alsace.

 

Meryem remet son mémoire le 2 août 2006. Après sa soutenance, nous décidons, Gérald Schlemminger et moi et avec l’accord de Meryem, d’en faire un livre, qui sera d’ailleurs suivi en 2014, d’un ouvrage plus complet sur le sujet 3. Nous complétons l’état des lieux historique rédigé par Meryem dans son mémoire, je rédige un deuxième chapitre consacré à l’enseignement et à la formation des maîtres entre 1920 et 1940 ainsi qu’un sixième chapitre sur le retour des jeunes enseignants concernés en Alsace, qui vont encadrer le texte du mémoire de Meryem. Le parcours des enseignants alsaciens, qui n’avaient jamais suivi une formation française, comprend, entre 1945 et 1947, la préparation du baccalauréat, un passage obligé dans une école normale – et un stage dans une EN « de l’Intérieur », c’est-à-dire dans un département français d’Outre-Vosges. Sous le titre « Inventer l’avenir », Gérald y ajoute une improbable fiction rédigée par ses étudiants de 2005 « selon la méthode de la rétropolation », où ceux-ci situent à une date lointaine (2025 !) l’état de la politique linguistique et de la formation des maitres au sein de l’Eurodistrict et de la Conférence trinationale du Rhin supérieur; qui forme le cadre institutionnel pour la coopération transfrontalière au niveau régional.

 

En décembre 2007, j’emmène, par une soirée de tempête, Charles K

opp, René et Alice Waller à la P.H de Karlsruhe où Meryem présente après soutenanc

e son travail à la collectivité enseignante et étudiante. Le livre paraît en 2008. Tous les trois, nous le présentons le 18 septembre 2008 à Colmar, rue Messimy, dans les locaux de l’IUFM d’Alsace – l’Institut universitaire de formation des maîtres (actuel INSPÉ, Institut national supérieur du professorat et de l’éducation) – en présence de tous les témoins interrogés et d’autres anciens de la Umschulung. Monsieur Michel Herr, directeur de l’IUFM, qui a aussi préfacé le livre, nous y accueille.

 

 

Le second livre

Publié en 2014, il élargit le sujet et approfondit le premier livre. Comme le dit le préambule, « cet ouvrage s’enrichit des deux sources de la mémoire: les archives publiques ou privées et le souvenir des faits vécus ».

 

 

L’élargissement du sujet consiste principalement dans la volonté d’en couvrir tout le champ historique. Or, le premier livre, même s’il a tenté de décrire la majorité des formes de la Umschulung mise en route dès août 1940, n’en avait approfondi qu’un aspect, celui du Sonderlehrgang, ce cursus accéléré et transitoire menant à l’insertion dans le corps enseignant allemand des étudiants, élèves-instituteurs et – institutrices des écoles normales et des élèves des sections pédagogiques ou générales des Écoles primaires supérieures d’avant 1940. C’est ce que Karl Gaertner, le chef du service Erziehung, Unterricht et Volksbildung de la Zivilverwaltung appelle le Lehrgang zur Abwicklung der Lehrerbildung im Elsass, c’est-à-dire le Cursus [spécial et transitoire] de formation des enseignants en Alsace, un cursus accéléré des étudiants en cours de formation. Enfin, les « Mémoires retrouvées » de 2014 abordent un aspect de la formation qui ne constitue pas stricto sensu une reconversion professionnelle, mais correspond à la volonté d’aligner la formation des enseignants et leur métier sur les principes nationaux-socialistes : la formation initiale des enseignants du premier et du second degré accessible sur concours ou sur sélection à des jeunes sortant de la Volkschule (école primaire) ou des Gymnasien et Hochschulen (lycées), voire de Mittelschulen (collèges).

 

Alors que le livre de 2008 focalise son titre sur le mot-clé Umschulung, celui de 2014 ne mentionne ce terme qu’en second, en quelque sorte pour éclaircir le titre principal. Celui-ci met en lumière une source relativement nouvelle voire novatrice de la connaissance historique 4. « Le témoignage oral », auquel l’historien attribue, sous certaines conditions, la valeur d’une « archive orale », a fini par rejoindre la « boîte à outils » de l’historien du contemporain et conquis sa légitimité en termes d’instrument de connaissance » 5. À condition de leur appliquer le même traitement critique qu’aux sources archivistiques écrites, les « archives orales »,  complètent harmonieusement le catalogue des sources et souvent même suppléent des documents écrits absents 6.

 

Il n’est pas impossible que cette intention d’en souligner la démarche, – alors que l’oral history, c’est-à-dire l’historiographie fondée sur le recueil de témoignages d’acteurs, qui ne s’est imposée que progressivement, – ait pu fausser la réception et la diffusion du livre. L’expérience vécue le confirme : lorsqu’en 2020, au moment du ralentissement des activités et de la recherche, j’ai entrepris de confier les transcriptions des entretiens et des récits oraux à des archives régionales, les archives départementales du Bas-Rhin – devenues depuis les archives d’Alsace par fusion avec celles du Haut-Rhin, ont décliné l’offre. J’ai donc proposé les dossiers au Mémorial de l’Alsace – Moselle, à Schirmeck ainsi qu’aux archives départementales à Colmar, par contrat de dépôt d’archives privées du 15 octobre 2020.

 


 

1. Bopp, Marie-Joseph (2004) : Ma ville à l’heure nazie. Colmar 1940-45. » Strasbourg : La Nuée Bleue, DNA. (145-146).

2. Meryem Bolatoglu, Daniel Morgen, Gérald Schlemminger : 1940-1950 : Umschulung : Parcours d’instituteurs alsaciens, de la reconversion obligatoire au retour dans l’éducation nationale. Colmar, Jérôme Do Bentzinger 2008, (278p.).

3. Daniel Morgen, Mémoires retrouvées. Des Alsaciens en Bade, des Badois en Alsace. Umschulung 1940-1945. Colmar, Jérôme Do Bentzinger 2014 (404p.).

4.Daniel Morgen 2022 : Réfractaires alsaciens réfugiés en Suisse (1940-1945) : Les Récits. Strasbourg, EDBH (Éditions de Bonne Heure) 2022, 344 p.  (13-14).

5. Florence Descamps, « L’entretien de recherche en histoire : statut juridique, contraintes et règles d’utilisation», Politique, culture et société, N°3, novembre-décembre 2007. Sciences Po, centre d’histoire Histoire@Politique https://www.cairn.info/revue-histoire-politique-2007-3-page-14.htm&wt.src=pdf

6. Philippe Joutard, Anne-Marie Granet-Abisset 2012 : Histoires de vie, histoire dans la vie. « Philippe Joutard et l’histoire orale à la française Entretiens des 4 octobre et 12 décembre 2012 » Dans : Sociétés & Représentations 2013/1 (n° 35), pages 183 à 207 Éditions de la Sorbonne https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2013-1-page-183

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