RAYMOND

Sources

Entretien avec M. Morgen (2/6) : les sources

 

Dans cette article, Mr. Morgen nous parle des sources qui lui ont permis de réaliser ses travaux. Il y indique la complémentarité et la différence des sources écrites et orales, en soulignant pour chacune leurs apports et leurs failles.

 

La recherche des sources, qui a déjà été décrite dans le premier article, éclaire les difficultés qui, d’ailleurs n’en sont plus dès lors qu’on en a pris conscience.

Les sources orales complètent les sources écrites dont elles compensent parfois l’absence ou la vacuité. Archive orale, source orale, récit oral, récit de vie, témoignage écrit, tous ces termes sont synonymes et disent comment l’information a pu être obtenue : par un entretien en direct, exceptionnellement à distance, par un témoignage écrit recueilli et transmis par la famille, dans un journal intime 1

 

Pour avoir accès aux dossiers des incorporés de force alsaciens, luxembourgeois et d’autres, on peut s’adresser au Bundesarchiv et, selon les cas, consulter les dossiers des anciens membres de l’armée de terre (Wehrmacht), de la marine (Kriegsmarine) ou de l’armée de l’air (Luftwaffe). Ces dossiers sont archivés au département PA (Personenbezogene Auskünfte – renseignements personnels sur les soldats de la Première et Deuxième Guerre mondiale) du Bundesarchiv à Berlin-Reinickendorf. Le Département Militärarchiv (MA) situé à Freiburg communique des informations sur les dossiers individuels des officiers et fonctionnaires de la Wehrmacht. Ces dossiers, remarquablement bien tenus, permettent d’avoir accès à toutes les pièces du Soldbuch qui, au cours de la Seconde Guerre mondiale, remplace le Wehrpass (livret militaire) et fait aussi office de Personalausweis, de pièce d’identité militaire.

 

En ce qui concerne la Umschulung, les anciennes archives départementales (Archives d’Alsace, Colmar, Strasbourg ) et les archives badoises (Landesarchiv Baden-Württemberg avec ses différents sites principaux de Freiburg, Karlsruhe, Sigmaringen) m’ont donné accès aux listes des fonctionnaires concernés (Enseignement, La Poste, Chemins de fer..) et d’employés (banques) convoqués aux périodes de la Umschulung « professionnelle » ainsi qu’aux périodes paramilitaires et politiques (Gauschule, écoles du parti) organisées par les ligues professionnelles nationales-socialistes, en particulier par le NSLB (Nationalsozialisticher Lehrerbund). Ce NSLB  avec son Amt für Erzieher – le service administratif – jouait d’ailleurs un rôle plus important dans les carrières que les services du personnel dans le recrutement, les promotions et les mutations des enseignants ! Les sources écrites concernent les dossiers personnels, les traitements, le recrutement, les stages, les logements, les états de frais etc.. J’ai constitué une liste de 2277 noms d’enseignants avec l’indication de l’un des postes occupés, parfois de tous les postes occupés. Mais une liste de noms de personnes recensées ne dit rien de plus précis de leur vie pendant cette période. Je n’ai été en mesure de retracer leur parcours complet que grâce aux récits recueillis lors d’un entretien et de citer des moments de leur séjour en Bade! L’archive orale est la seule à pouvoir nous apprendre quelque chose sur le ressenti, le vécu, surtout quand ils portent sur des périodes troublées.

 

En effet, les récits de vie sont parfois les seules sources accessibles pour les destins de réfractaires, de déserteurs, d’évadés, de transplantés, d’expulsés et de déportés. « L’enquête orale nous permet de pénétrer dans des sphères et des lieux sociaux inaccessibles à la seule information écrite et de donner la parole aux oubliés de l’histoire. Elle met à nu la logique en acte de certains comportements » 2. Dans la même introduction aux « Récits de vie », j’ai analysés les obstacles dont il faut avoir conscience, les prudences dont il faut se prémunir 3.

 

Je renvoie volontiers aux livres publiés.

 

Dans « Mémoires retrouvées »(2014), j’écrivais ceci :

« Les témoignages, forcément partiels, demandent à être confrontés les uns aux autres, pour reconstruire la réalité, et aux documents d’archives dont les données sont indispensables pour expliquer et situer les informations recueillies. Un code entre parenthèses accompagne les extraits de témoignages, cités avec l’accord de leurs auteurs, et renvoie à un tableau de présentation, en annexe du livre ».

« Le témoignage de mémoire permet à l’histoire de s’approprier des faits peu ou mal documentés, mais le fonctionnement de la mémoire est fortement conditionné par des éléments annexes, traumatiques parfois qui en bloquent certains éléments. Boris Cyrulnik définit la mémoire comme une chimère. Or, « dans une chimère, tout est vrai : le ventre est d’un taureau, les ailes d’un aigle et la tête d’un lion. Pourtant, un tel animal n’existe pas. Ou, plutôt, il n’existe que dans la représentation. Toutes les images mises en mémoire sont vraies. C’est la recomposition qui arrange les souvenirs pour en faire une histoire. Chaque événement inscrit dans la mémoire constitue un élément de la chimère de soi ». La mémoire est arrangée. Elle s’est nourrie d’éléments d’origine disparate. Elle réorganise le vécu en tentant de lui donner une cohérence. Elle enfouit des images, des faits qui réveilleraient la blessure du passé. On se tait plutôt que de parler de ce qui dérange, de ce qu’autrui comprendrait mal. Mais la mémoire donne de la chair à ce qui n’est que document impersonnel et froid, à des archives précises, mais éparses, incomplètes. Souvent « un indice suffit à réveiller une trace du passé. La vie quotidienne, les rencontres, les projets enfouissent le drame dans la mémoire, mais à la moindre évocation, une herbe entre les pavés, un perron mal construit, un souvenir peut surgir. Rien ne s’efface, on croit avoir oublié, c’est tout » 4. La mémoire humaine n’est pas fiable à 100%. »

 

« [Les] Alsaciens et Lorrains réfugiés en Suisse » (2020)

« [..] ma recherche [a porté] à la fois sur les aspects militaires incontournables et sur le vécu des civils. Elle comporte une analyse de la situation en Suisse. Elle se fonde aussi sur une tentative de connaître et de décrire la réalité triviale, quotidienne, platement économique du phénomène de la fuite hors d’Alsace et de France. Les archives sont irremplaçables pour évaluer les données numériques, mais le témoignage des survivants exprime leur vécu, leur ressenti, leurs intentions et les étapes de leur parcours. Le décalage entre la représentation que se font les intéressés de leurs épreuves et la réalité tangible transmise par les archives demande à être analysé».

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1 Daniel Morgen 2022 : ouvr. cité. Réfractaires alsaciens réfugiés en Suisse (1940-1945) : Les Récits.  (11-19).

2 Freddy Raphaël: « Le travail de la mémoire et les limites de l’histoire orale. »   Annales ESC – Économie, Sociétés, Civilisations, 35ème année, n°1 janvier-février 1980, (127-145).1980 : 127) cité dans Morgen 2022 : 19.

3 Daniel Morgen 2022 Daniel Morgen 2022, pages 19 à 22 : Mémoire et histoire.

4 Boris Cyrulnik 2012, « Sauve-toi, la vie t’appelle », Paris, Odile Jacob. (14 et 17).

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