RAYMOND

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Entretien avec M. Morgen (6/6) : Conclusion et réflexions sur l’histoire orale

 

L’histoire orale s’avère d’une grande utilité pour qui connaît la période historique et ses traits principaux qui vont lui servir de cadre pour resituer les éléments recueillis lors d’entretiens avec des témoins.

  1. La connaissance du sujet nécessite plusieurs entretiens (Construire une connaissance fiable au moyen d’un assez grand nombre de témoignages).


Dans ces conditions, on peut recueillir des informations précieuses, mais il faut se méfier des risques de mémoires recréés et schématisés dans et par un groupe (la chimère de B. Cyrulnik). Le cadre général que l’on a déjà à l’esprit permet de repérer les témoignages déviants et les impossibilités historiques – il y en a nécessairement – et de repérer dans les autres les différences individuelles qui vont enrichir le récit commun.


Il faut recueillir plusieurs récits pour bâtir, à partir d’eux et des documents écrits d’époque, une connaissance juste et pour y analyser les divergences ou s’en servir pour de nouvelles pistes.

 

  1. Un groupe a tendance à se créer une mémoire commune qui s’écarte de l’histoire. S’en méfier.

  2. Les archives peuvent, elles aussi, poser des problèmes à l’historien :

            – quand elles sont absentes, parcellaires, bien entendu

  – mais aussi, quand elles écrivent une tendance, un effort, un projet. Les archives de la période nazie et sans doute aussi d’autres dictatures présentent des objectifs de rééducation, de reformation des personnalités, mais tout le combat des êtres, surtout des plus armés, est alors d’y échapper. Il fait aussi être attentif à ce grand écart entre l’oppresseur et l’oppressé. Le projet des êtres humains s’oppose à la dictature

 

        4. Méthodologie de l’histoire orale

 

Le récit est un récit de vie. C’est un récit fait directement à l’enquêteur lors d’un entretien, que celui-ci transcrit ensuite et donne à relire au témoin. Ces récits oraux représentent la part la plus forte du corpus. La pratique fait partie de ce que l’on a appelé l’histoire orale, nécessairement liée, au moins dans ma pratique, à la consultation des dossiers d’archives. Le récit oral ne remplace par les archives, mais les complète avantageusement. Ces témoignages permettent de constituer des archives orales, des sources orales exploitables pour l’historien (DESCAMPS Florence 2001 : p. 235). Mais en cas d’absence des archives, le récit du témoin devient capital.

Avec l’accord du témoin, l’entretien est enregistré au moyen d’un petit enregistreur numérique de type dictaphone (c’était ma pratique) ou d’outils plus performants (mais je n’en avais pas), sur la base d’un contrat : il connaît l’objet de ma recherche, je réutilise les informations qu’il me donne. Une heure d’enregistrement demande six heures de transcription sur la base moyenne d’une heure pour dix minutes. Le recours à l’entretien semi-directif voire totalement libre s’impose chez des personnes que l’on amène à revenir sur un sujet enfoui dans leur mémoire et sur lequel elles avaient rarement eu l’occasion de s’exprimer. Mais souvent, il faut relancer l’entretien. Les transcriptions sont rarement publiées telles quelles, mais le sont souvent sous forme de condensés ou de réécritures. Mais elles sont communiquées au témoin, qui peut les lire, s’il le désire, s’il s’en donne la peine.

 

À la transcription du premier entretien, de nouvelles questions apparaissent et conduisent à un deuxième entretien qui, pour des raisons de commodité, peut être effectué lors d’une communication téléphonique, elle aussi enregistrée. L’entretien téléphonique avec un témoin âgé n’est pas rédhibitoire, à condition de prolonger un premier entretien en vis-à-vis : selon les personnes, les difficultés éventuelles s’atténuent parce que le combiné téléphonique dispose d’un amplificateur. Dans ces cas, le texte rédigé provient parfois d’une transcription composée, c’est-à-dire condensée et restructurée par compilation des éléments épars. L’entretien par visioconférence commence à être pratiqué, mais n’est pas adapté au public âgé, peu familiarisé avec l’informatique.

 

Une des difficultés dont il faut se prémunir est que les témoins se sont souvent constitué un récit figé, immuable. En effet, la mémoire est sujette à la reconstruction involontaire du récit en fonction d’informations ultérieures. Tout en constituant des relais précieux, les amicales d’anciens renforcent cette tendance naturelle et forgent une mémoire commune, issue d’un amalgame de récits. La vigilance s’impose à l’égard de ces récits figés qui ont remplacé le souvenir personnel. Or, l’existence des dossiers personnels archivés et de la possibilité de recoupements des déclarations avec ces dossiers compense en partie cet écueil. Mais en partie seulement, parce justement, les pièces officielles ne remplacent pas le récit de vie et sont parallèles à la réalité vécue.

 

D’ailleurs, toutes les informations fournies dans les récits ne doivent pas être prises pour argent comptant. Par exemple, pour les Alsaciens réfractaires qui fuient en Suisse : leur périple est parsemé d’incertitudes et de désagréments, de moments de doute qui renforcent leur angoisse. Ils ont aussi vécu des moments difficiles qu’ils ont du mal à aborder.

 

Certains récits ne doivent tout simplement pas être retenus. Des recoupements avec les autres témoignages, des vérifications dans les archives s’imposent pour dépister des affabulations évidentes. En somme, l’enquêteur et chercheur doit constamment veiller à maintenir les conditions d’objectivité, à ne pas se laisser enfermer dans la mémoire que se serait fabriquée un groupe.

 

Enfin, il faut être au clair avec le désir de parole qui vient souvent après un long temps de silence. Certes, les anciens ont caché les épisodes de leur périple de réfugiés ou d’incorporés de force à leurs proches. Mais il y a eu un temps où il leur était difficile de parler (honte éprouvée d’avoir à combattre contre son camp, de s’être évadé, peur d’avoir à se comparer à des héros, à des résistants, à des déportés politiques ou raciaux). Le désir de justification est constamment là. Quand ils décident de parler à un historien, c’est pour eux une revanche contre le sentiment de ne pas avoir été écoutés, l’enquêteur est accueilli comme un ami qui autorise cette revanche. C’est un peu comme si le pays avait décidé de les écouter.

 

En faisant le point sur les livres publiés (Umschulung 2008 et 2014, Les Alsaciens et les Lorrains réfractaires (2020, thèse) et enfin Les Récits de ces réfractaires (Réfractaires alsaciens réfugiés en Suisse (1940-1945). Les Récits, Strasbourg, EDBH, 2022 (344 p.)), je me suis aperçu que, si j’avais effectivement utilisé le recours aux témoignages oraux et aux archives orales depuis 2008, je n’ai théorisé la démarche que dans le dernier de ces quatre livres. J’aurais dû commencer par là mais je n’y avais jamais pensé jusque-là. Je n’avais pas reçu l’information théorique et j’ai dû me débrouiller pour la trouver moi-même.

Quelles sont vos autres projets de recherche ? Comment les avez-vous choisis ? Découlent-ils de vos recherches sur la Umschulung ?

Pendant le dressage de la Umschulung et de la période allemande, des Alsaciens ont fui vers la zone française sud et en Suisse. Comme j’avais repéré des personnes dans ce cas, j’ai fait des recherches en Alsace et en Suisse pour constituer une connaissance sur ce sujet peu abordé jusque-là.

 

J’ai récemment pu consulter (2022, 2023) les archives allemandes (1940-1944) de la circonscription d’inspection de Molsheim. Les inspecteurs allemands ont remplacé les inspecteurs français, l’administration allemande a remplacé la française d’avant – guerre.

Sur cette recherche, s’est greffée une recherche sur la dénazification des inspecteurs et directeurs d’école allemands.

 

Ce sixième article conclut notre entretien avec M. Morgen. Je souhaite le remercier chaleureusement pour ses réponses très détaillées sur la Umschulung. Il nous a permis de plonger dans son sujet de recherche et d’aller bien au-delà que la note historique que j’ai adjointe aux mémoires de Raymond en nous donnant une vue complète de cette expérience vécue par les enseignants alsaciens entre 1940 à 1945. 

Je ne peux que vous encourager à lire plus longuement ses travaux que vous retrouverez dans sa Bibliographie.


 

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